Le vieil homme et la sauterelle
Swann Léo
Il était en Afrique un essaim de sauterelles,
Réputées pour leur voracité, leur rapidité et les destructions qu’elles engendraient.
Volant de village en village,
L’essaim ravageait, les champs, les récoltes et les réserves.
Les hommes avaient beau enterrer le grain, colmater les fissures des jarres,
Barricader leurs cases, rien ne leur était laissé par celui-ci.
Et lorsque résonnaient les milliers de claquements d’ailes s’éloignant,
Ils n’avaient plus que le sable et la terre sèche à irriguer de leurs larmes.
Il était aussi en Afrique un vieil homme,
Réputé pour sa sagesse, son dévouement et les solutions toujours subtiles qu’il imaginait.
Il avait, plusieurs fois sauvé son village des désastres :
De la famine, des guerres civiles et de quelques conflits internes.
Sa parole était respectée et ses avis souvent suivis.
Un soir, alors que son village venait d’être ravagé par l’essaim,
Il trouva au fond d’une jarre, jadis pleine et à présent vide,
Une sauterelle, laissée à la traine par ses congénères,
Le ventre alourdit par la nourriture elle ne pouvait plus s’envoler pour fuir.
L’homme approcha une main plus longue et large que l’insecte tout entier ;
Et l’enlevant à la vindicte populaire, le cacha dans son pagne.
Arrivé chez lui, une sobre case à l’écart des autres,
Il sortit la sauterelle de son vêtement et la déposa sur sa table,
Un simple rondin avec trois pieds,
Et s’accroupissant à la hauteur de son hôte, il entreprit de s’entretenir avec elle.
Il la questionna sur la raison de ces destructions,
Lui fit voir l’impossibilité des hommes et des sauterelles à cohabiter tant quelles dureraient.
Il lui montra à quel point l’insecte, seul, était faible, et combien précaire était sa situation,
Il l’interrogea sur ce qui motivait l’essaim,
Sur ce qui lui permettait d’abandonner les siens sur la route.
Il apprit beaucoup :
Que l’essaim ne pensait pas, qu’il ne s’organisait pas,
Que les sauterelles fonctionnaient comme une énorme volute de fumée, une tempête,
Que chacune suivait sa voisine, qui suivait sa voisine, et cherchait à se nourrir.
Alors le vieil homme lui parla d’organisation sociale,
D’agriculture et de sédentarité,
De conscience individuelle et d’intérêt collectif.
Il lui montra que chacune méritait d’être écoutée par l’essaim,
Qu’il devait suivre les meilleures initiatives,
Et s’inscrire dans la durée du monde qui l’hébergeait.
Puis, il offrit à la sauterelle de l’héberger le temps qu’elle digère,
Avant de la laisser rejoindre l’essaim pour répandre ce qu’elle avait appris.
Le lendemain, elle déploya ses ailes au premier rayon du Soleil,
Et retrouva son essaim avant midi.
Sa parole fit l’effet d’un tremblement de terre auprès des sauterelles,
Elle était si convaincue qu’elle en était convaincante,
Et une fois l’étincelle de la pensée allumée,
Il fallait peu de temps pour que celle-ci se mue en conscience complète.
Alors l’essaim ralentit son vol et pour la première fois se posa.
Il fut organisé des discussions publiques,
Il fut décidé des répartitions des tâches,
Et les sauterelles se mirent à cultiver.
En un mois la parole du vieil homme,
Volontairement ou non l’histoire ne le dit pas,
Eu raison de l’essaim tout entier.
Les pattes arrière puissantes des insectes n’étaient pas adaptées aux travaux des champs,
Les prises de décisions s’éternisaient dans la discussion,
Et la pensée empoisonnait la mobilité de l’essaim.
Le peu de ressource que la petite taille des sauterelles leur permettait d’accumuler
Ne leur permit pas de survivre assez pour voir advenir la première récolte.
La morale, puisqu’il en faut une, est simple : il faut se méfier des libérateurs, de leurs bonnes idées et des solutions innovantes ; non contents de parfois poursuivre leurs propres objectifs (aussi altruistes qu’ils soient), il leur arrive parfois de réduire à néant des formes plus adaptées et plus résilientes. Il faut aussi se souvenir que la conscience individuelle, ainsi que la pensée, bien souvent mène à la disparition des modèles d’organisation qui ont pu émerger. Ce n’est pas forcément un mal, mais ce n’est pas, semble-t-il, la panacée qu’on nous promettait.